L’impact du Brexit sur le blanchiment de capitaux au Royaume-Uni

Brexit’s Minimal Impact on the U.K.’s Money Laundering Dilemma

Nous nous proposons dans cet article de nous arrêter sur 5 caractéristiques qui font de la Grande-Bretagne un territoire particulier en matière de crime financier et plus particulièrement en matière de blanchiment de capitaux. Le marché eurodollar, les Offshore Financial Centres, l’intermédiation financière non-bancaire, le secteur immobilier, notamment à Londres, et les structures juridiques qu’il est possible de mettre en place y créent un terreau bien spécifique. L’histoire du pays explique une bonne partie de ces traits saillants...

Le marché de l’eurodollar

Le marché eurodollar, première de nos caractéristiques, est principalement apparu au Royaume-Uni dans la foulée de la crise de Suez en 1956. Cette crise amena, en effet, la Bank of England à limiter les mouvements de la livre sterling ; réduisant, de ce fait, les perspectives pour le pays. Afin d’éviter de lourdes pertes, les banques et le gouvernement britanniques se mirent alors d’accord pour que les banques soient autorisées à effectuer des opérations à condition que les fonds concernés ne soient pas en livres sterling mais en devises étrangères. Les opérations en dollars effectuées en Grande-Bretagne échappaient ainsi à la réglementation américaine (car elles n’étaient pas réalisées aux États-Unis) et à la réglementation britannique (car elles étaient réalisées en dollars et non en livres sterling). Contrairement aux opérations de la banque traditionnelle, régulées et surveillées, les opérations du marché eurodollar ne sont que faiblement voire aucunement contrôlées. Elles donnent la possibilité aux banques d’exiger les taux d’intérêts qu’elles souhaitent, de faire circuler les fonds d’un bout à l’autre de la planète sans limitation ou presque et de ne conserver en réserve que la quantité de fonds qu’elles estiment nécessaire. Ce que la banque traditionnelle n’est pas en mesure de faire.

Ces opérations relèvent de la finance dite « non régulée » ou « non réglementée ». Elles ne sont pas, par conséquent, assujetties à la lutte anti-blanchiment, que ce soit par le GAFI, par les directives européennes ou par les lois britanniques.

Le marché eurodollar, bien que pesant très lourd, est très difficile à évaluer. Pour une raison assez simple : les opérations n’entrent que partiellement dans la comptabilité nationale britannique. Une chose est sure cependant, le centre du monde pour le marché eurodollar est Londres ; Londres qui reste le plus important conservateur de dollars américains circulant en dehors des États-Unis.1

Les centres financiers extraterritoriaux (offshore financial centres)

Deuxième caractéristique de l’écosystème britannique : les liens étroits entretenus avec les centres financiers extraterritoriaux. Ces territoires sont devenus des acteurs clés de la finance mondiale en raison de leurs cadres réglementaires et fiscaux bien plus avantageux que ceux proposés par les autres places financières.

La création des OFC remonte à la fin de la deuxième guerre mondiale, lorsque le marché de l'eurodollar a commencé à se développer. C’est alors que des fonds commencèrent à être transférés à destination de ces vestiges de l’ancien empire britannique (notamment situés dans des îles des Caraïbes). Des comptables et des juristes s’y déplacèrent pour écrire des lois et des réglementations dans le but de préserver le secret bancaire.

C’est ainsi qu’aujourd’hui la moitié des territoires qualifiés de centres financiers extraterritoriaux sont d’anciennes colonies britanniques. Certains territoires, tels que les Îles Caïmans, les Bermudes ou les Îles Vierges britanniques, en dépit de leur autonomie, maintiennent encore aujourd’hui des liens politiques et économiques avec la métropole (London). Dans certains de ces territoires, le gouverneur peut même être nommé par le gouvernement britannique.2

Comme chacun le sait, les centres financiers extraterritoriaux sont des endroits rêvés pour héberger toutes sortes de sociétés opaques qui reçoivent des fonds propres ou sales. Les trusts ou les sociétés fictives sont des instruments juridiques privilégiés spécialement créés pour conserver ces avoirs et leur opacité empêche toute visibilité sur leurs propriétaires véritables (les fameux bénéficiaires effectifs). La gestion de ces structures juridiques est souvent simplifiée à l’extrême et il est possible de retarder indéfiniment leurs assemblées générales annuelles ainsi que leurs obligations en matière d’audit. Par exemple, les sociétés hébergées aux Îles Turks et Caïques sont très secrètes et aucune information concernant leurs propriétaires, leurs directeurs ou leurs opérations financières ne filtre. Divulguer ou menacer de divulguer quelque information « confidentielle » que ce soit sur les sociétés qui y sont enregistrées relève même de l’infraction financière, y compris toute information concernant les bénéficiaires effectifs.3

Les informations hébergées dans ces centres financiers sont tellement bunkerisées que Transparency International va jusqu’à dire que « dans l’état actuel des choses, l’un des seuls moyens de divulguer l’identité des bénéficiaires effectifs des sociétés hébergées dans les centres financiers extraterritoriaux reste le piratage de données, comme les fuites d’informations des Panama and Paradise papers ».4

Ces liens privilégiés avec les centres financiers extraterritoriaux facilitent l’existence des intermédiaires financiers non bancaires (IFNB) qui constituent une troisième caractéristique de la finance britannique.

Les institutions financières non bancaires (IFNB)

Nous voici arrivés à la troisième caractéristique. Le secteur des services financiers comprend le secteur financier traditionnel régulé, réglementé et les institutions financières d’intermédiation non-bancaires (partiellement régulées). Le terme shadow banking est parfois employé pour désigner cette finance non régulée ou partiellement régulée. Ce terme a cependant tendance à disparaître, car jugé trop péjoratif. Selon la FCA, le régulateur britannique, la caractéristique essentielle de toutes les institutions financières non bancaires intermédiaires est qu’elles n’acceptent aucun dépôt de leurs clients. Leur business model ne comporte ni ce type de transformation de maturité ni les risques spécifiques qui en découlent ; risques qui sont au cœur des réglementations bancaires.5 Parmi ces activités d’intermédiation non-bancaire figurent des activités, telles que les hedge funds, les fonds obligataires ou les fonds de pension.6

Les IFNB arrivent à représenter près de 50% des fonds financiers dans le monde. C’est ainsi que plus de 75 % des hedge funds mondiaux seraient domiciliés aux îles Caïmans.7

Le secteur de l’intermédiation financière non bancaire, de par sa nature, échappe en grande partie à l’assujettissement à la lutte anti-blanchiment. Londres est grandement partie prenante de cette finance opaque, hébergée en partie dans les centres financiers extraterritoriaux que nous avons déjà évoqués.

Londongrad

La quatrième caractéristique est la nature des affaires immobilières qui se jouent en Grande-Bretagne. Il ne s’agit pas ici d’une anecdote : depuis 2016 près de 8,53 milliards US$ investis dans le secteur immobilier au Royaume-Uni seraient, d’après Transparency International UK d’origine douteuse.8 La ville de Londres se voit même rebaptisée « Londongrad » ; apposition de « London » et de « Grad » (en russe « Gorod », c’est-à-dire ‘ville’ a donné contractée « Grad »). En d’autres termes, de nombreuses belles propriétés londoniennes sont détenues par des citoyens russes. Et les fonds ayant servi à l’acquisition de ces biens luxueux sont suspectés d’être d’une manière ou d’une autre liés à des crimes financiers. Soit dit en passant, les Russes ne sont pas les seuls à posséder de telles demeures.

Dévoilant le mécanisme à l’œuvre, Independent UK a ajouté, "ces biens immobiliers sont détenus par des sociétés hébergées dans les territoires extraterritoriaux britanniques et dans les dépendances de la Couronne. La promesse de secret tenue par ces centres financiers extraterritoriaux est très recherchée par ceux-là mêmes qui veulent dissimuler les véritables propriétaires de leurs avoirs."9 De nombreux biens immobiliers situés sur le sol britannique et tout particulièrement à Londres sont en effet détenus par des structures opaques elles-mêmes enregistrées dans des paradis fiscaux. Les sociétés fictives et les trusts ne sont que très peu contrôlés lorsqu’ils acquièrent des propriétés de grand standing.10

Les propriétés du centre de Londres, que l’on trouve dans la City de Westminster, dans les quartiers de Kensington ou de Chelsea constituent une grande part de ces biens. Il est important de rappeler que la City of London est une ville à l’intérieur de la ville de Londres qui dispose de son propre parlement et de sa propre police. La nature de la City of London mériterait à elle seule d’être considérée comme une caractéristique. Il va sans dire que Londongrad échappe totalement aux contrôles en matière de lutte anti-blanchiment et que les biens immobiliers qui s’y trouvent, dont les propriétaires demeurent inconnus, sont un canal rêvé pour blanchir des fonds sales.

Structures juridiques des sociétés

Il n’est pas nécessaire cependant d’héberger ces fonds douteux dans des îles lointaines. La Grande-Bretagne bénéficie d’un environnement d’affaires actif et dynamique qui n’impose que très peu de restrictions lorsqu’il s’agit de mettre en place une société, selon le British National Crime Agency.11 Il est, en effet, possible de constituer une société coquille ou fictive pour 12 £, en 24 heures au moyen de menus contrôles d’identité. La société que vous aurez créée vous permettra d’ouvrir un compte en banque en Grande-Bretagne, en Suisse ou dans les pays baltes sans plus de tracasseries administratives. Il ne vous sera même pas demandé d’être le propriétaire de la société pour ouvrir le compte en question.

L’Écosse, quant à elle, propose des « Scottish Limited Partnerships » (SLPs) qui ne vous imposeront que très peu de comptes à rendre ou d’interaction avec les autorités britanniques, tout en vous autorisant à adopter des partenaires en affaires localisés dans les juridictions secrètes. Tout cela vous permettra d’œuvrer dans un halo de respectabilité qu’offrent les sociétés constituées sur le sol britannique.12

Actuellement, les SLPs peuvent être constitués par des agents spécialisés qui restent non assujettis par les programmes de lutte anti-blanchiment. Ces SLPs peuvent effectuer des opérations commerciales tout en dissimulant leur véritable propriétaire, ne laissant que très peu de traces administratives derrière eux.13

Selon Transparency International UK, « Depuis 2007, on assiste à une explosion du nombre de SLPs, avec 82 % (23,625) de toutes les SLPs constituées entre 2007 et fin 2016. 70 % des sociétés constituées durant cette période partagent 10 adresses ».14

Conclusion

Ces 5 particularités du système financier britannique nous amènent à penser que le Brexit n’a eu aucun effet significatif sur le blanchiment d’argent au Royaume-Uni. Et ceci pour une bonne raison : toutes les activités et particularités décrites ci-dessus n’ont jamais été assujetties à la lutte anti-blanchiment.

Il serait injuste de cantonner la Grande-Bretagne à cette finance non assujettie à la lutte anti-blanchiment. Ces activités partiellement régulées ne sont qu’une partie des opérations effectuées et elles sont légales. Être non régulé signifie ne pas être soumis à des contrôles mais ne signifie pas œuvrer dans l’illégalité.

Les activités de la City de Londres n’ont simplement jamais fait l’objet des réglementations européennes pré-Brexit. Alors Brexit ou pas...

Nathalie Bosse, CAMS, CGSS, T&C director, nathalie.bosse@mailo.com

  1. Marie-Claude Esposito, “L’irrésistible ascension de la place financière de Londres depuis le milieu des années 1950,” Cairn Info,  https://shs.cairn.info/revue-outre-terre2-2016-1-page-106?lang=fr
  2. Sævold K., “Tax Havens of the British Empire Development, Policy Responses, and Decolonization, 1961-1979,” University of Bergen, p. 24, https://bora.uib.no/bora-xmlui/handle/11250/3033912. “The six territories of Anguilla, Bermuda, BVI, Cayman Islands, Montserrat and Turks and Caicos are currently the only territories in the region (including Bermuda in the Atlantic) under direct British control as British Overseas Dependencies (since 2002).”
  3. “Britain’s trillion pound paradise,” BBC, 2016, https://www.youtube.com/watch?v=889jVIIz2L4
  4. “The cost of secrecy: The role played by companies registered in the UK’s Overseas Territories in money laundering and corruption,” Transparency International UK, November 2018.
  5. Ashley Alder, “Presentation: The drive for data in Non-Bank Financial Intermediation (NBFI),” Financial Conduct Authority, 16 May 2023, https://www.fca.org.uk/news/speeches/drive-data-non-bank-financial-intermediation-nbfi
  6. “Intermédiation financière non-bancaire : vulnérabilités et enjeux,” Banque de France, https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/publications/intermediation-financiere-non-bancaire-vulnerabilites-et-enjeux
  7. “Marché de l eurodollar comprendre les fondements de l euromonnaie,” Faster Capital, https://fastercapital.com/fr/contenu/Marche-de-l-eurodollar---comprendre-les-fondements-de-l-euromonnaie.html
  8. “Stats Reveal Extent of Suspect Wealth in UK Property and Britain’s Role as Global Money Laundering Hub,” Transparency International UK, 18 February 2022.
  9. Ibidem.
  10. “Towards Better AML Practice: Real Estate Scoping Paper,” Transparency International, p. 3.
  11. “Money laundering and illicit finance,” National Crime Agency, https://www.nationalcrimeagency.gov.uk/what-we-do/crime-threats/money-laundering-and-illicit-finance
  12. Jaccy Gascoyne, “The Use of Scottish Limited Partnerships in Money Laundering Schemes,” MLROs.com.
  13. “Offshore in the UK: Analysing the Use of Scottish Limited Partnerships in Corruption and Money Laundering,” Transparency International UK, June 2017, p. 3.
  14. Ibidem.

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