Liaisons Dangereuses: 5AMLD et EDD

La cinquième Directive anti-blanchiment de l’Union européenne (5AMLD),1 entrée en vigueur le 9 juillet 2018, devra être mise en oeuvre par les États membres d’ici janvier 2020. Les entreprises affectées par cette nouvelle directive, les entités concernées, sont confrontées à de nouveaux défis en raison des modifications pertinentes de la quatrième directive anti-blanchiment de l’UE (4AMLD) de 2015 (mise en oeuvre en 2017).2

Les relations commerciales avec les pays tiers à haut risque, pays dont, d’après la Commission européenne, le système de financement de la lutte contre le blanchiment/le terrorisme [LAB/FT] présente de graves défaillances, sont particulièrement préoccupantes.3 Cette nouvelle directive, qui exige une vigilance renforcée (EDD), suggère d’éventuelles restrictions commerciales envers ces pays à haut risque (voir l’encadré 2). Toutefois, la sélection des pays à inclure dans la liste noire s’avère controversée d’un point de vue politique (voir l’encadré 1).

ENCADRÉ 1 – Mesures de Vigilance Renforcée à L’égard des Pays Tiers à Haut Risque

L’Article 18a (Dir. 2018/843) exige la mise en oeuvre de mesures EDD, dont l’obtention d’informations supplémentaires sur le client et les bénéficiaires effectifs ; la nature prévue de la relation commerciale ; l’origine des fonds et du patrimoine, et les motifs des transactions prévues ou effectuées.
Une mesure préventive particulière peut exiger que « le premier paiement soit effectué par l’intermédiaire d’un compte ouvert au nom du client, auprès d’un établissement de crédit soumis à des normes de vigilance à l’égard de la clientèle non moins strictes que les normes établies dans la présente directive ».
En sus des mesures renforcées d’atténuation et de surveillance des relations concernant les transactions effectuées avec des pays à haut risque, cette réglementation suggère de limiter les relations commerciales, par exemple par le « refus de l’établissement de filiales, succursales ou bureaux de liaison d’entreprises issues d’un pays tiers à haut risque », et « l’interdiction d’établir des filiales, succursales ou bureaux de liaison dans un pays concerné ».
Une autre clause stipule que « les relations de correspondant avec les institutions en question dans un pays à haut risque doivent être examinées et, le cas échéant, résiliées ».

ENCADRÉ 2 – Liste Controversée des Pays Tiers à Haut Risque

D’après l’Article 9 (2) de la Directive 2018/843, le 13 février 2019, la Commission européenne a présenté une liste de 23 pays à haut risque dont les stratégies LAB/FT présentent d’importantes défaillances.4 Cette liste, qui dépasse le champ de la liste des « territoires surveillés à haut risque » du GAFI, comprenait 11 territoires supplémentaires, dont l’Arabie saoudite, le Panama et trois territoires américains : le Porto Rico, les Samoa américaines et les Îles Vierges des États-Unis. Le Trésor américain a critiqué cette liste.5 En outre, cette liste a suscité des critiques pour avoir omis un nombre de pays considérés comme des cas évidents.6 Qui plus est, cette liste n’a pas reçu l’agrément du Conseil européen qui lui a opposé son veto le 5 mars 2019.7 Officiellement, le Conseil l’a rejetée pour des raisons de méthodologie, bien que la Commission ait expliqué dans sa proposition (C(2019)1326) la raison de sa sélection et indiqué qu’elle avait apparemment consulté les pays concernés avant de les inclure dans cette liste.8
Les différends concernant la liste des pays à haut risque sont contraires à l’esprit d’origine, celui d’une démarche harmonisée envers les pays à haut risque, en privilégiant les mesures d’atténuation et EDD standard, dans la mesure du possible. Dans tous les cas, la Commission, qui révise actuellement cette liste, devra obtenir l’accord du Conseil européen et du Parlement européen le plus tôt possible, pour éviter de se retrouver avec une liste édulcorée, ce qui nuirait à la crédibilité du processus tout entier.
Le 12 mars 2019, les ministres des Finances de l’UE ont adopté une liste révisée des pays considérés comme des paradis fiscaux, dont les Samoa américains, le Bahreïn, Aruba, la Barbade, Belize, les Bermudes, la Dominique, Fidji, Guam, les Îles Marshall, Oman, Samoa, Trinité-et-Tobago, les Îles Vierges des États-Unis, les Émirats arabes unis et Vanuatu.9 Il reste à établir si la liste peut être considérée comme complète et significative, ou si elle a été raccourcie à des fins politiques. Bien sûr, la liste omet gracieusement les États membres de l’UE posant des problèmes d’administration fiscale.

Les institutions financières et autres entités concernées doivent comprendre qu’une liste noire de pays, établie suite à des négociations politiques, est inévitablement partiale et ne représente pas nécessairement une image complète de la réalité. Toute liste de l’UE ou autre liste similaire, dont celle du GAFI, devrait être complétée par une évaluation des risques des pays où sont implantées les entreprises, ainsi que par des articles de presse et des expertises fiables concernant les défaillances en matière de LAB. Ceci est également valable pour toute association avec des paradis fiscaux, cités dans une différente liste sélective de l’UE.

Centralisation des Informations Sur la Propriété

La 5AMLD entraîne des améliorations réglementaires afin de faciliter la première étape de toute procédure CDD, c’est-à-dire l’établissement du bénéficiaire effectif d’une entité concernée. À l’avenir, les registres des propriétaires bénéficiaires des États membres de l’UE seront plus centralisés, enrichis et plus facilement accessibles au public. Cela signifie que les registres devront être reliés par le biais de la plateforme centrale européenne prévue d’ici mars 2021. Il sera obligatoire de consulter cette plateforme avant d’établir de nouvelles relations d’affaires. Les fiducies et autres structures similaires seront incluses dans la plateforme commune des registres de propriétaires bénéficiaires. Au contraire de la pratique actuelle de certains États membres, le public pourra consulter les informations sur les propriétaires (en respectant certaines restrictions concernant les fiducies), permettant notamment à la presse et aux organisations de la société civile d’examiner ces données en détail.

Si l’UE réussit effectivement à mettre en place une plateforme de base de données centralisée contenant des informations fiables sur les propriétaire bénéficiaires, l’effet pourrait aller au-delà d’une meilleure recherche KYC (connaissance de la clientèle) ; elle ferait notamment passer le message que tout pays ne donnant pas accès à ces informations sur les propriétaires devrait être considéré comme un pays à haut risque sur le plan réglementaire. Concrètement, cela signifierait que, en cas d’entrave à toute recherche KYC sur les propriétaires bénéficiaires à l’aide des registres publics, des mesures EDD basées sur le risque, ou même le niveau suivant de vigilance en termes d’intégrité (IDD), y compris une enquête nationale approfondie, pourraient être déclenchées.

La lutte contre le blanchiment d’argent repose sur une interaction stratégique ; en effet, une réglementation plus stricte incitera probablement les auteurs potentiels à être plus inventifs plutôt qu’à abandonner. Ainsi, les bénéficiaires effectifs souhaitant vivre dans la clandestinité pourront soit se servir de territoires qui ne donnent pas d’informations sur les propriétaires, soit se dissimuler derrière des structures d’actionnariat complexes et stratifiées. Dans tous les cas, à l’avenir, les structures opaques empêchant d’identifier les propriétaires effectifs augmenteront encore l’exposition au risque.

À l’avenir, les registres des propriétaires bénéficiaires des États membres de l’UE seront plus centralisés, enrichis et plus facilement accessibles au public

Transparence du Financement

En outre, le nouvel article 10 (1) de la 5AMLD exige que les États membres interdisent aux établissements de crédit et aux institutions financières de garantir l’anonymat des comptes, livrets ou coffres ; leurs propriétaires et bénéficiaires sont donc soumis aux mesures CDD (en vigueur depuis le 10 janvier 2019). Par ailleurs, un système automatique centralisé sera établi pour permettre d’identifier les titulaires de comptes de paiement et bancaires, ainsi que les coffres, d’ici septembre 2020. Ces informations seront à la disposition des services de renseignement financier et des organismes nationaux.

Concrètement, l’abolition des comptes anonymes permettra d’établir l’origine des fonds d’un client. Lors de l’établissement de relations d’affaires, l’origine des fonds doit toujours être transparente. En ce qui concerne les pays tiers, s’il n’est pas possible, en raison de l’anonymat ou autre obstacle, de découvrir la source du financement, un facteur de haut risque de ce type devrait déclencher une EDD pour étendre la portée de l’enquête sur la source du patrimoine général du client.

Concrètement, pour détecter si les fonds proviennent d’un produit illicite et/ou sont transférés dans le cadre d’un blanchiment d’argent, le flux des fonds doit être évalué dans le contexte des relations d’affaires et en fonction de l’objectif de la transaction. Tout soupçon portant sur l’utilisation d’intermédiaires (derrière lesquels les bénéficiaires effectifs des fonds potentiellement illicites peuvent se cacher) doit servir d’alerte et déclencher une EDD ou IDD.

Personnes Exposées Pour des Raisons Politiques

De plus, la 5AMLD permet des améliorations de la procédure CDD relative à l’identification des personnes exposées pour des raisons politiques. Les États membres doivent dresser une liste de fonctions ou de postes (et non pas de noms) spécifiques représentant les fonctions publiques importantes dans chaque pays, y compris ceux d’organisations internationales enregistrées. Il reste à voir dans quelle mesure ces listes classeront les PPE différemment, par exemple à l’égard des dirigeants de parti ou maires de grandes villes. Dans tous les cas, l’identification d’une PPE, d’un parent ou d’un associé proche d’une PPE impliqué dans une relation avec les clients devrait être incluse dans les procédures de vigilance simplifiée, afin de déclencher des mesures EDD si ce critère de haut risque s’avérait pertinent.

L’utilisation des listes PPE préparées constitue un point de départ nécessaire, mais ne suffit probablement pas pour découvrir les liens indirects mais essentiels avec les PPE par l’intermédiaire de leurs associés. Qui plus est, de plus en plus de PPE réelles sauront qu’elles ont été repérées et celles qui ont quelque chose à cacher tenteront d’utiliser des intermédiaires afin d’éviter le déclenchement d’une alerte.

L’EDD effectuée à l’égard d’une PPE implique l’obtention d’informations supplémentaires pour savoir s’il est justifié de la qualifier de haut risque (par exemple en prouvant les intérêts commerciaux en question, toute utilisation douteuse d’un pouvoir, tout lien avec des activités irrégulières, voire corrompues), ce qui augmente le risque de l’implication dans des activités de blanchiment de capitaux. La définition de PPE est une définition fonctionnelle qui doit être prise en compte dans le contexte du territoire spécifique et de la relation commerciale. Le seuil utilisé pour qualifier de PPE une personne ayant des fonctions politiques devrait être revu à la baisse plutôt qu’à la hausse, afin d’exercer la vigilance adéquate et de détecter toute corruption ou tout blanchiment d’argent, le cas échéant.

Conclusion

La 5AMLD relève le niveau de vigilance renforcée à l’égard des clients à haut risque. Alors que l’UE se heurte à des difficultés politiques lorsqu’il s’agit de définir les territoires à haut risque à des fins LAB/FT et fiscales, la discussion controversée au sujet des listes de pays pertinents a fourni aux établissements financiers et autres sociétés concernées suffisamment de renseignements sur les pays à risque, difficiles à ignorer en exerçant une vigilance adéquate à l’égard des clients liés à ces pays. Quant à la vérification des informations client, la 5AMLD transmet clairement le message selon lequel l’acceptation d’une relation commerciale sans savoir qui est le bénéficiaire effectif ni la provenance des fonds entraîne de graves risques d’être associé à des criminels et à leurs produits illicites. Une vigilance renforcée devrait examiner les structures complexes de propriété, ainsi que les intermédiaires impliqués dans les mouvements des fonds. De même, l’identification de la participation anonyme d’une PPE à une propriété ou à des transactions nécessite une connaissance approfondie de l’environnement politique et commercial du client.

Dr. Carsten GIERSCH, associé principal, Berlin Risk Ltd., Berlin, Allemagne, carsten.giersch@berlinrisk.com

  1. “Directive (EU) 2018/843 of the European Parliament and of the Council of 30 May 2018 amending Directive (EU) 2015/849 on the prevention of the use of the financial system for the purposes of money laundering or terrorist financing, and amending Directives 2009/138/EC and 2013/36/EU,” EUR-Lex, 30 May 2018, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A32018L0843
  2. “Directive (EU) 2015/849 of the European Parliament and of the Council of 20 May 2015 on the prevention of the use of the financial system for the purposes of money laundering or terrorist financing, amending Regulation (EU) No 648/2012 of the European Parliament and of the Council, and repealing Directive 2005/60/EC of the European Parliament and of the Council and Commission Directive 2006/70/EC,” EUR-Lex, 20 May 2015, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=celex%3A32015L0849
  3. “EU Policy on High-Risk Third Countries,” European Commission, https://ec.europa.eu/info/policies/justice-and-fundamental-rights/criminal-justice/anti-money-laundering-and-counter-terrorist-financing/eu-policy-high-risk-third-countries_en; “EU Methodology for Identifying High-Risk Third Countries,” Global Risk Affairs, 11 July 2018, https://www.globalriskaffairs.com/2018/07/eu-methodology-for-identifying-high-risk-third-countries/
  4. “Commission Delegated Regulation (EU) of 13.2.2019 supplementing Directive (EU) 2015/840 of the European Parliament and of the Council by identifying high-risk third countries with strategic deficiencies,” European Commission, 13 February 2019, https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/commission-delegated-regulation_hrtc.pdf
  5. “Treasury Statement on European Commission List of Jurisdictions with Strategic AML/CFT Deficiencies,” U.S. Department of the Treasury, 13 February 2019, https://home.treasury.gov/news/press-releases/sm610
  6. “European Commission shames Saudi Arabia, Panama with ‘dirty money’ blacklist,” International Consortium of Investigative Journalists, 14 February 2019, https://www.icij.org/blog/2019/02/european-commission-shames-saudi-arabia-panama-with-money-laundering-and-terror-financing-blacklist-but-attracts-criticism/
  7. Council of the European Union, 6964/1/19 REV 1; Bjarke Smith-Meyer, “EU countries revolt against Commission’s dirty money list,” Politico, 4 March 2019, https://www.politico.eu/article/eu-countries-revolt-against-commission-dirty-money-list-vera-jourova/
  8. “Anti-money laundering: Q & A on the EU list of high-risk third countries,” European Commission, 13 February 2019, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-19-782_en.htm
  9. Bjarke Smith-Meyer, “EU adopts tax haven blacklist,” Politico, 12 March 2019, https://www.politico.eu/article/eu-adopts-tax-haven-blacklist-despite-romanian-doubts/

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